Tout commence par une boîte de diapositives, appelée Suzy, enfouie depuis des dizaines d’années, et qui surgit sous mes mains lors d’une brocante comme un trésor perdu.
L’image de Suzy me fascine : un enchaînement de poses lascives, cigarillos à la main, mélange de traits masculins et féminins. Le déclencheur est là, Suzy va incarner une série photographique regroupant des sujets sociétaux que je souhaitais mettre en scène et qui murissaient dans mon esprit depuis longtemps.
Je m’imagine instinctivement une histoire de famille autour d’elle en tant que grand-mère et les conséquences sur plusieurs générations de l’éducation qu’elle a inculquée et qu’elle avait sans doute elle-même subit. L’emprise exercée par cette grand-mère est symbolisée par le fait qu’elle cadre la série en apparaissant uniquement dans la première et la dernière photo tout en influant sur la vie des protagonistes, enfermés dans ce cadre, tout au long de la série.
Nous sommes dans un petit appartement de cité HLM et nous voyons évoluer une jeune mère, seule avec son fils âgé d’une dizaine d’années : ces deux protagonistes sont la fille et le petit-fils de Suzy.
Dans ce huis clos matriarcal, le garçon au physique androgyne semble inlassablement vouloir porter atteinte à l’intégrité de sa mère. Mais sommes-nous dans son imaginaire ? est-ce un jeu ? ou veut-il vraiment passer à l’acte ?
Cette série photographique mêle les ambiguïtés entre amour et haine, entre présence et oubli, entre réel et fiction, pour dresser le portrait-robot fantasmé d’une famille monoparentale. Chaque spectateur, selon ses propres affinités et par le biais d’indices visuels, y verra les différents maux de notre société : les mensonges familiaux, l’absence d’un parent, l’enfermement, l’éducation défaillante, la banalisation de la violence, la fascination des armes…
Le père n’est pas présent. On voit, dans l’arrière-plan, des photos de famille truquées maladroitement (sans doute par la mère ou la grand-mère) symboles de l’histoire inventée et répétée au jeune garçon depuis sa naissance.
Le lien de filiation entre le fils, sa mère, et le père imaginaire, est mis en évidence par un élément de ressemblance physique exacerbé : la couleur des cheveux. Une chevelure blonde exagérée sur les photos du père et sous forme de perruque pour la mère… afin de mieux cacher des origines floues ? L’évocation des cheveux, au premier abord anodine, renferme énormément de symboliques : attribut de beauté et de sensualité pour la femme, punition lorsque l’on prive la femme de cette chevelure en la tondant à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, ou encore mythe et légende quand les cheveux renferment un pouvoir (Pouvoir de séduction pour Lorelei qui se coiffe au bord du Rhin, solution pour s’évader de sa tour pour Rapunzel, ou encore force décuplée pour Samson)
Un mimétisme mère-fils se met en place. La question du genre est également évoquée, et de ce qui est « naturellement » attendu de la part d’un garçon ou inversement de la part d’une fille. Les personnages sont sans expressions, sans émotions, comme hypnotisés, hébétés par leur conditionnement ou la société dans laquelle ils survivent.
Le fils joue finalement tous les rôles : celui du compagnon, de la nounou, du confident, du jouet, du fervent disciple. Sa seule solution pour échapper à ce poids est de mettre fin à cette mascarade en se retournant contre celle qui lui a donné la vie.
DISPOSITIF DE CRÉATION :
Cette histoire est l’histoire des névroses qui se transmettent de génération en génération ou qui perdurent au sein d’une même culture. Les questionnements sont ouverts afin que chacun y trouve ses propres réalités. Ces différentes réalités ont été mises en évidence en plaçant cette série dans un procédé de création évolutive basé sur des interviews filmées : des entrevues d’environ 1 heure chacune, avec des personnes aux profils variés. (Les interviews continueront à être réalisées régulièrement). Cette démarche d’interviews met en évidence comment l’esprit de chaque spectateur se crée sa propre histoire et sa propre logique face au même enchaînement d’images. Il n’y a jamais eu deux fois la même façon d’aborder la série. Tout en montrant toujours les 20 mêmes images, ce processus pourrait collecter différentes perceptions à l’infini.
D’après les commentaires : Suzy peut être n’importe lequel des 3 protagonistes, nous pouvons être dans la réalité ou la fiction, l’enfant peut être perçu comme une fille ou comme un garçon, … par conséquent les enjeux familiaux changent. Les faits peuvent être perçus comme absurdes ou très sérieux. Les images peuvent être considérées par certains comme choquantes et d’autre aimeraient que cela aille encore plus loin…
Au départ le spectateur a tendance à sourire voire rire face aux premières photos un peu naïves mais au fur et à mesure du visionnage le rire laisse la place aux souvenirs d’enfance douloureux et à de réelles réflexions sociologiques.