J’emménage dans un nouvel appartement. Seule. Un nouveau lieu pour moi, pour mes névroses, mes errances.
Murs marqués par les anciens accrochages, odeur de tabac : dès la première visite dans l’appartement il y a la sensation d’une présence palpable malgré le vide. Un vide total à part une vieille méridienne laissée en plein milieu du salon.
Pendant mon emménagement je trouve un mot entre deux lattes de parquet.
Les voisins m’expliquent qu’Anna y a vécu seule pendant 30 ans après la mort de son époux Pierre.
Ce mot est signé Pierre. Cela faisait donc trente ans que ce mot était coincé. J’imagine Pierre qui disparaît, Anna qui ne trouve jamais ce mot et ne pourra jamais le rejoindre sur la terrasse. Puis le temps qui passe sur le corps de cette femme qui erre dans l’appartement.
On me raconte qu’elle était peintre, mélancolique, taciturne. Les modèles posaient toujours sur cette méridienne et Anna s’y installait très souvent en se perdant dans ses pensées.
C’est également mon cas.
Je m’identifie à elle.
Je vois cet appartement comme une capsule temporelle dans laquelle plusieurs âges de la même personne sont capturés et se côtoient.
En découvrant les photos qui avaient été prises sur trépied sans retour visuel en direct, je vois qu’un mimétisme s’est inconsciemment construit pendant la séance entre moi-même et mon modèle, comme si le dédoublement de la même personne s’était finalement réellement produit.
A première vue, la série AnnA de Dominique Wildermann évoque, dans le prolongement d’une inspiration qui remonte aux Regrets de la vieille Heaulmière de François Villon, la splendeur radieuse et l’obscure clarté des deux âges de la beauté féminine. Mais cette opposition lisible sur les corps de deux femmes relate en fait l’histoire d’un destin, celui d’Anna, l’ancienne locataire de l’appartement où réside la photographe depuis quelques années.
Lorsqu’elle prend possession de sa nouvelle habitation, Dominique Wildermann relève certains détails qui rappellent la présence de celle qui l’a précédée : une méridienne qui n’a pas été déménagée, une odeur de tabac froid, des marques de décoloration sur les murs qui avaient dû supporter de nombreux tableaux et surtout une feuille de papier pliée, coincée entre les lattes du parquet sur laquelle il est écrit :
Anna ma chérie,
J’espère que ton bain fut bon,
viens vite nous rejoindre sur la terrasse du « toboggan », tu me manques. Je t’aime
Pierre
Après enquête auprès du voisinage, il ressort que Pierre, l’auteur de ce petit mot d’amour, est mort accidentellement sans jamais avoir pu rejoindre Anna qui vécut seule dans cet appartement pendant trente ans. Cette révélation bouleversante provoque une lecture nouvelle des traces du passage d’Anna qui deviennent les signes d’une histoire de vie.
Se sentant étrangement proche, et peut-être pour conjurer un sort si triste enfermé dans ce lieu, Dominique Wildermann définit un projet photographique et entreprend la portraiture de cette inconnue. Tout d’abord, elle réalise des prises de vue des pièces vides montrant les empreintes laissées sur les murs par une accumulation de cadres qui enserraient tous les souvenirs de la vieille dame. Puis elle interprète elle-même le personnage d’Anna jeune en jumelant sa présence avec celle d’un modèle de trente ans son aînée.
Cette différence d’âge mesure la durée d’une solitude, d’une tranche de vie dont les deux actrices répètent les actions quotidiennes. Derrière la fenêtre, la jeune Anna jette un regard rêveur au dehors, tandis que l’autre, le visage tourmenté par l’interminable attente, tourne le sien vers l’intérieur. Elles posent l’une après l’autre allongées sur la méridienne dont Anna, qui était une artiste peintre, se servait pour installer ses modèles ou pour se reposer. Elles fument une cigarette côte à côte, se fardent en même temps devant un miroir, se retrouvent vis-à-vis dans la baignoire et, dans chacune des scènes où elles apparaissent ensemble, il semble que le temps a figé les attitudes jusqu’à transformer cet espace de vie en un abri de répétitions.
Il n’est pas une image de cette série où le jeu d’acteurs des deux Anna apparait forcé. Leur proximité dans les scènes du bain ou du maquillage, la ressemblance de leur pose quand elles s’allongent sur la méridienne ou celle de leurs gestes dans la scène du dénudement, leur prête un air de famille qui reflète les deux âges d’une même vie.
La série AnnA est la mise en scène de ce qui aurait pu devenir une hantise pour la nouvelle occupante de cet appartement. Mais le portrait d’AnnA, l’absente, exorcise toute possibilité d’envoûtement : il est fondé sur un enchainement de dédoublements : le personnage principal est incarné par un duo de figurantes et Dominique Wildermann, habitée par cette histoire, se dédouble à son tour dans une série étonnante qui devient son autofiction.
Robert PUJADE
Agrégé de philosophie, Maître de conférence en esthétique,
Critique et historien de la photographie
At first glance, Dominique Wildermann’s Anna series evokes, as the continuation of an inspiration dating back to the Regrets de la vieille Heaulmière by François Villon, the radiant splendor and the obscure clarity of the two ages of the female beauty. But this legible contrast on two women’s bodies actually chronicles the story of a fate, that of Anna, the former tenant of the apartment where the photographer has been living for a few years.
When she takes possession of her new home, Dominique Wildermann notes some details that recall the presence of the one before her: a deck chair that was not moved, marks of discoloration on the walls that had to endure many paintings and especially a sheet of folded paper, stuck under the floor on which it is written:
Anna my darling,
I hope your bath was nice,
come quickly join us on the terrace of the « toboggan », I miss you.
I love you
Pierre
After a survey of the neighborhood, it appears that Peter, the author of this little love note, died accidentally without ever being able to join Anna who lived alone in this apartment for thirty years. This overwhelming revelation prompts a new reading of the traces of Anna’s being there that become symbols of a life’s tale.
Feeling strangely close, and perhaps to avert such a fate locked in this place, Dominique Wildermann defines a photographic project and began the portraiture of this unknown. First, she makes shots of empty rooms showing the imprints left on the walls by an accumulation of frames that enclose all the memories of the old lady. She then herself plays the character of a young Anna by combining her presence with that of a model thirty years her senior.
This age difference captures the length of time of a loneliness, a slice of life of which the two actresses repeat the daily actions. Behind the window, young Anna stargazes, while the other, her face tormented by an endless waiting, turns her gaze inward. They smoke a cigarette side by side, put make up on at the same time in front of a mirror, find themselves at opposite ends in the bathtub and each of the scenes where they appear together testifies that the time has frozen the postures so far as to transform this living area in a haven of repetition.
There is not an image of this series where the two Annas’ acting appears forced. Their proximity in the bathing or makeup scenes, the resemblance of their pose when they lie on the deck chair or their gestures in the scene of the denudation, gives them an air of family resemblance that reflects on the two ages of the same life.
The AnnA series is the staging of what could have become an obsession for the new occupant of this apartment. But the portrait of AnnA, the absent, exorcises any possibility of bewitchment: it is based on a duplication sequence: the main character is embodied by a pair of extras. Dominique Wildermann, haunted by this story, unfolds in turn in an amazing set that became her autofiction.
Robert PUJADE
PhD in Philosophy, Senior lecturer in aesthetics,
Critic and historian of photography